Auteure : 7
Traduction : Lu
Correction : Véronique
J’ai été traitée avec tant de violence, pourrais-je vous raconter sans détour et aussi violemment le harcèlement et les agressions que j’ai subis depuis une vingtaine d’années ?
En grandissant en tant que fille, j’ai sans cesse été draguée, suivie, menacée, violée, voire par mon propre petit-ami, et agressée verbalement et physiquement pour des raisons que j’ignore encore aujourd’hui : si c’est à cause de ma gentillesse et de ma faiblesse que ces agressions ont eu lieu, les violences que les personnes moins douces ont subies en deviennent-elles pour autant plus raisonnables et moins graves ? J’ai subi tant d’agressions que je ne sais lesquelles choisir dans ce témoignage. Si je ne raconte que celles dont mon patron s’est rendu coupable et que je néglige celles infligées par mon copain ou par mes amis, ce n’est pas que ces dernières sont moins blessantes, mais que je préfère faire connaître les expériences qui me semblent les plus parlantes et vous faire réaliser combien ces violences sont diverses. Après de telles agressions, la peur de vivre au quotidien est, de loin, bien plus grande que celle de la pénétration.
Quand j’avais 19 ans, je travaillais à mi-temps dans une entreprise. Un jour, mon supérieur m’a proposé de l’accompagner pour aller voir un photographe. À l’époque, j’étais pleine d’illusions sur le monde et je ne connaissais rien de la société. Je n’ai pas vu le mal venir. Mon supérieur m’a conduite dans un endroit qui ressemblait à un hôtel et m’a dit que le photographe nous attendait en haut. Dès qu’il a ouvert la porte de cette chambre d’hôtel complètement vide, il s’est approché de moi avant même que je puisse poser la moindre question. Les souvenirs de cet événement me paraissent flous aujourd’hui. Je ne me souviens que de ma peur et de ma colère. J’ai lutté de toutes mes forces, mais il était trop fort. J’ai tourné la tête dans tous les sens pour ne pas être embrassée de force. Mes membres ont lâché d’un coup et j’ai perdu toutes mes forces pour résister. Un désespoir que je n’avais jamais connu a surpassé la douleur causée par les va-et-vient de son sexe dans mon corps. Je ne sais pas combien de temps ça a duré, ni comment je me suis débarrassée de mon violeur. En essuyant son corps avec un mouchoir, il m’a dit avec mépris : « Je suis épuisé. Tu as l’air d’un petit mouton, mais tu as tellement de force. » Dans un corps qui ne m’appartenait plus et la tête gorgée d’humiliation, je me suis enfuie dans la salle de bain. Je regardais le sperme s’écouler lentement de mon vagin. Des larmes de désespoir, de regret et de dégoût ont coulé sur le plancher. Je ne me souviens plus comment j’ai quitté cet endroit ni comment j’ai avalé la pilule du lendemain. Je n’ai pas porté plainte et je n’en ai parlé à personne parce que, de toute façon, personne ne m’aurait aidée. La seule réponse qu’on m’aurait faite, ça aurait été de me reprocher ma négligence et mon dévergondage.
Au réveillon de ma dernière année universitaire, je suis allée boire un café avec des amis près d’un centre commercial. Les toilettes du café étaient hors service, j’ai donc été obligée d’aller me soulager ailleurs. Il était presque minuit, toutes les boutiques étaient fermées. De guerre lasse, je suis entrée dans un immeuble de bureaux et montée au 5e étage, le seul que l’ascenseur desservait. Une fois sortie de l’ascenseur, j’ai remarqué la signalétique « toilettes ». Il n’y avait personne dans l’immeuble et tout semblait dormir dans le profond silence de la nuit. Les lumières étaient éteintes depuis de longues heures. Seules quelques lueurs entraient dans le couloir par la fenêtre. En passant près des toilettes pour hommes, j’ai vaguement vu l’ombre d’un homme accroupi. L’envie de soulager ma vessie se faisait pressante et je me suis lancée dans les toilettes pour femmes sans trop réfléchir. Alors que je m’accroupissais dans la cabine où j’étais entrée, j’ai entendu un bruit de chasse d’eau provenant des toilettes pour homme. Et ensuite le bruit des pas d’un homme qui approchait. Contrairement à ce que j’espérais, le bruit ne s’atténuait pas mais devenait au contraire de plus en plus fort. Quand j’ai retrouvé mes esprits, le bruit avait disparu… et l’homme est entré dans les toilettes pour femmes.
J’ai eu une attaque de panique et le sang a brusquement afflué dans ma tête. Je ne sentais plus mes membres et n’arrivais plus à bouger. La seule chose que je pouvais faire, c’était prier. Je n’avais pas mon portable sur moi ni aucun autre moyen de communication. J’étais seule avec ma peur et le présage de la mort. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé. Nous restions là, tous les deux, séparés par la cloison. Les toilettes étaient plongées dans le noir et dans le silence. On n’entendait même pas le souffle de nos respirations. J’ai cru que j’allais mourir ce soir-là, dans ces toilettes, comme dans les thrillers. Les pupilles dilatées scelleraient mon destin. Mais la réalité m’a empêché de perdre la raison. Je me suis levée, j’ai ouvert brutalement la porte. J’ai vu cet homme en face de moi : il bloquait la sortie des toilettes avec son corps et a jeté sur moi un regard fixe, mélancolique et féroce. Il cachait son entrejambes qui gonflait sous ses mains. J’ai tout de suite compris que son sexe était en érection, qu’il voulait me violer et j’ai pensé qu’il allait peut-être me démembrer. L’envie de survivre m’a fendue d’un sourire. J’ai pris l’initiative de m’adresser à ce détraqué. Je lui ai dit bonsoir sur un ton sympathique et lui ai proposé qu’on devienne amis. Il semblait peu à peu moins effrayant et a accepté ma proposition. Je lui ai laissé mon numéro de téléphone et lui ai donné rendez-vous. Il m’a finalement laissé sortir. Les 3 jours suivants, toujours sous l’effet d’une peur incontrôlable, mon cœur battait fort et mes membres tremblaient sans cesse. Je n’arrivais ni à réfléchir, ni à écrire, ni à dormir.
En ce qui concerne le harcèlement sexuel que j’ai subi dans les transports en commun, j’ai surtout été marquée par ce qui s’est passé un jour dans un bus bondé. J’ai soudainement senti une main serrer mon bas par-derrière. La panique et la honte m’ont rendue muette, engourdie et incapable de bouger. Je souffrais en silence, alors que la personne allait toujours plus loin et n’avait aucune envie de s’arrêter. J’avais du mal à me tourner à cause de la forte affluence dans le bus. Un moment, j’ai réussi à me tourner un peu en arrière, et la main s’est retirée. J’ai vu trois hommes debout derrière moi, tous regardant dans des directions différentes. J’ai à nouveau été envahie par un sentiment de panique, de colère et de honte : cette fois, je ne pouvais même pas savoir qui était coupable ! Je tremblais de colère mais ne pouvais rien faire. Je n’osais pas bouger, ni poser de questions, ni m’enfuir. Sans preuve, j’étais renvoyée à ma faiblesse… une personne faible qui méritait bien d’être humiliée.
Les expériences similaires ne manquent pas ; j’ai tellement honte et ça me fait tellement souffrir que je n’ai aucune envie de les faire ressortir de ma mémoire. Je suis atteinte d’une phobie sociale sévère et j’ai peur de sortir de chez moi. Je n’ose pas parler avec d’autres personnes ni même les regarder dans les yeux. Chaque fois qu’une personne s’approche de moi, je tremble de peur. De plus, je souffre d’une forme sévère de constipation et d’épisodes dépressifs. Je pleure de temps en temps sans savoir pourquoi, je bégaie et je fais souvent des cauchemars dans lesquels je suis violée, démembrée, piégée et poursuivie. J’ai peur de cette société, mais j’ai encore plus peur des hommes. Le regard d’un homme suffit à me faire paniquer et transpirer abondamment.
J’ai essayé de raconter ce que j’ai vécu pour que les autres se rendent compte à quel point, dans une société comme la nôtre, il est difficile pour les femmes de rester en bonne santé physique et mentale. Pourtant, chaque fois que je réussis à m’ouvrir un peu, on me reproche souvent de me laisser contrôler par mes émotions, de ne pas choisir des mots neutres pour raconter et de perdre la raison face à ces questions. Je me demande bien ce que ça veut dire « être objectif », « rester neutre » et « être raisonnable » pour ceux qui vivent dans une tour d’ivoire, qui ne sont jamais sortis de leur zone de confort et qui n’ont jamais ressenti ce genre de peur et de désespoir. Vous croyez me comprendre, mais comment pouvez-vous me comprendre en menant une vie de privilégiés ? Pour moi, « être objective », c’est dire objectivement et sincèrement ce que j’ai vécu, c’est dire ma colère, c’est livrer mes pensées féministes et mon ressentiment à l’égard de cette société. Si j’étais d’un tempérament extrême, je me serais suicidée avec un couteau ou je me serais vengée de mes violeurs et j’aurais tué leur famille. Si j’étais d’un tempérament radical, je me serais comportée de façon cynique et j’aurais fait à mon tour du mal aux autres ! Tous ceux qui m’ont demandé de rester raisonnable, tolérante et neutre, ne m’ont-ils pas agressée eux aussi une nouvelle fois ? En fait, Il n’y a aucune différence entre ce genre de violence et le viol ! Quand ils entendent les événements malheureux que j’ai vécus, la plupart d’entre eux me jugent extrémiste et m’accusent d’employer des mots trop radicaux. Mon existence en est rabaissée et mon chemin en est réduit à un tapis de mousses noires, molles et sans forme, qui se laissent piétiner.
C’est pour cette raison que je voudrais parler : non seulement parler pour ceux qui ne me demandent pas de le faire, mais aussi à qui m’empêchent de le faire ; parler au nom de ceux qui n’ont pas le courage de dire la vérité ; parler aux oreilles de ceux qui s’enfuiront, qui seront gênés, qui me mépriseront et seront dégoûtés après avoir entendu mon histoire.
Ne cherchez pas à connaître mon identité… Je suis ton amie, ton compagnon, ta camarade, ta fille, un de tes proches ; je suis de l’ancienne génération et de celle qui suivra ; je suis celle que tu as déjà vue ou que tu verras chaque jour ; je suis celle avec qui tu parles, avec qui tu ris et avec qui tu pleurs. Je suis partout où tu es. Je suis à côté de toi, de vous, aujourd’hui et maintenant, pour vous raconter mon histoire.
Dans la vie, je ne suis pas différente de toi : je ne m’arrête pas aux détails, je suis ouverte et j’aime rire. Ce qui ne veut pas dire pour autant que je mène une vie légère ou que j’ai déjà oublié ce qui s’est passé. Chaque fois que j’entends parler d’un événement semblable, que je vois un visage semblable ou que j’entends une voix semblable, je me sens comme transpercée par une lame de couteau. Si j’ai choisi de raconter une partie de mon histoire, c’est parce que j’espère entendre une partie de la tienne. Je sais très bien qu’en tant que victime, tu n’es pas moins souffrante que moi. Ces expériences ne s’évanouissent jamais dans un passé révolu, elles restent actuelles, vivantes, et se prolongent dans le futur. Elles se sont greffées dans notre corps et cet organe vivra en nous jusqu’à la fin de notre vie.
Pourrais-je un jour me débarrasser de la peur ?
Pourrais-je un jour laisser aller tous ces malheurs et avoir un regard calme et objectif sur le futur de l’humanité ?
Ne me demandez plus jamais de rester tolérante et raisonnable. Si je vis tout en restant bienveillante, c’est justement parce que je suis raisonnable.
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